SHOES
' CITY
GRANDE-SYNTHE
Sur la pelouse du Jardiland, sur le parking du Décathlon, à
quelque endroit où se pose l’œil, elles sont là, gisantes,
abandonnées, toujours par paires. Des bottes de toutes tailles, des
petites qui vous serrent le cœur, des grosses bottes de chantier,
des fleuries, de celles qui rendent coquet le jardinage. S'ajoutent
les baskets, tellement gorgées d'humidité qu'elles ne peuvent plus
être portées. Plus on s'approche du camp, plus leur nombre
augmente. Ces quatre méchantes paires assemblées autour du tronc
d'un arbre rabougri, abominable sapin de Noël.
C'est
que, voyez-vous, quand on patauge dans la boue du matin au soir, ça
abîme. De même que quand on mange, quand on dort, quand on se lave
dans la boue du matin au soir, ça abîme.
Inutile de s'étendre
sur la description de l’immonde cloaque, il y a maintenant
suffisamment d'images pour ne pas l'ignorer, à moins de ne pas
vouloir voir. Il tord les chevilles, il fait mal au mollet, on n'est
jamais à l'abri de se coincer le pied dans le bois des palettes
enfouies dans le sol, posées au fur et à mesure que la jungle
« s'urbanisait » et créait son propre labyrinthe.
Ce cloaque va bientôt
disparaître, un nouveau camp s'élève déjà à trois kilomètres.
Plus convenable aux êtres humains. Mais, eux, ces jeunes hommes, là,
qui arpentent les rues avec aux pieds une paire de bottes et dans la
main une paire de baskets, ils vont encore essayer. Ce soir, demain,
comme il l'ont fait hier et avant-hier. C'est plus pratique des
baskets pour courir après les camions ou quand on a la police aux
trousses. Ils veulent l'Angleterre autant qu'ils la haïssent. C'est
une obsession qui rend dingue.
Non, on n'a pas fini
de voir de Calais à Dunkerque, parmi cet enchevêtrement de
grillages, de bretelles auto-routières, ce fourmillement intense de
mouvement de véhicules, on n'a pas fini de voir ces arpenteurs
recroquevillés sur leur espoir et leur dénuement, avec, dans un sac
en plastique, des semelles qu'on
voudrait de vent.
Mars 2016
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire