NAISSANCE D'UNE DÉMOCRATIE
« Tu es si bien
le suprême seigneur de l'Univers que rien sur la terre ne se produit
sans toi, rien dans le ciel éthéré, rien dans la mer »
marmonna Cléanthe avant d'abandonner ses cinq amphores de céréales
bourrées ras le col aux margoulins du temple de Zeus chargés de
récupérer les offrandes obligatoires. Pas même un merci, rien. Ils
savaient bien pourtant que les récoltes avaient été mauvaises
cette année, un temps pourri, ouais. Ses pas l'amenèrent tout
naturellement vers la taverne de la Grotte pour chercher un peu
d'ombre et avaler au moins deux ou trois verres de raisiné pour
faire passer sa mauvaise humeur. Agamemnon, le bistrotier, était en
grande conversation avec Socrate, le patron pêcheur et Iphigénie,
la marchande d'olives.
« Tu peux pas
blasphémer comme ça, Socrate ! » disait Agamemnon, les
sourcils froncés et les mains sur les hanches.
« Je te dis que
Poséidon, je l'emmerde, là ! Je vais pas lui sacrifier un bœuf
à chaque fois qu'il fait mauvais temps ! Au prix où ça coûte,
un bœuf, je ferais aussi bien de vendre mon bateau. Et ce qui me
troue le cul, c'est de voir comment ils se gobergent, les prêtres du
temple !...Mangent de la viande tous les jours, ceux-là »
« T'as raison mon
Soso, je viens de livrer mes amphores chez Zeus et rien qu'à penser
à leurs têtes de rongeurs, ça me... Tiens, sers m'en un
Agamemnon »
« Vous avez tort de
ne pas craindre la colère des Dieux ! »
« Ouais oh ça va,
hein ! Toi, t'es tranquille avec Dyonisos, avec tout ce qu'on
picole chez toi, t'as pas de souci à te faire, on se sacrifie pour
toi. »
Le tavernier tourna les
talons en sifflant entre ses dents.
« Dis donc
Cléanthe, tu devrais plutôt voir du côté de Démeter pour tes
récoltes » intervint Iphigénie en posant sur la table une
poignée d'olives noires, histoire de grignoter quelque chose avec le
résiné. « Ils sont moins exigeants en offrandes et en
sacrifices et l'accueil est sympathique ; les filles sont
charmantes qui plus est. »
« Ben, moi je
préfère avoir à faire à Zeus qu'à ses sous-fifres, tu vois. Ils
demandent moins mais plus souvent et puis, j'ai eu une histoire avec
une vestale... enfin bon, voilà quoi. »
Socrate cracha
rageusement son noyau d'olive.
« Zeus, Poséidon,
Démeter, Héra, Arès... Tu veux que je te dises, Phiphi, ils se
foutent de nous, ils se moquent totalement du peuple. Ils passent
leur temps à se bouffer le nez, à coucher les uns avec les autres,
à bidouiller des petits arrangements qui nous passent au-dessus de
la tête. Y'en a qui font bien leur boulot, je dis pas, mais la
majorité, ils sortent tous de l'Olympe, tous du même moule.
Qu'est-ce tu veux qu'ils nous comprennent ?! »
« Mon Soso, t'es
dans le vrai » soupira Cléanthe « Mais avant que ça
change tout ça, on aura repeint le Parthénon... Sont bonnes tes
olives Phiphi »
« Oui hein ? »
« T'as peut-être
raison pour Déméter alors.»
« Ah ben là, elle
n'y est pour rien. Enfin je veux dire, avec les autres cueilleuses,
on s'est rendu compte que certains de nos arbres donnaient des olives
moins bonnes en prenant de l'âge et qu'il serait peut-être temps
d'en arracher quelques uns et d'en planter d'autres. On a fait une
réunion. Ça a été chaud parce que, justement, certaines avait
peur de la réaction de Déméter. On a causé, on a causé... »
« Ah ça ! Une
réunion de gonzesses, ça a du piailler, t'imagine Cléanthe ? »
« ...et on a voté »
« Vous avez
quoi ? »
« On a voté. Et on
a arraché les arbre et replanté d'autres... D'où les bonnes olives
»
« Pas de sacrifice,
rien ?»
« On a chanté »
Les deux hommes se
jetèrent un regard en coin en finissant leur verres.
« Bon et bien,
c'est pas tout ça les gars, faut que je me sauve » Iphigénie
se leva et, avant de s'éloigner, ajouta en souriant une autre
poignée d'olives.
« Salut Phiphi...
Dis, Cléanthe. C'est pas con, leur truc »
« Quoi ? Le
coup du vote ? »
« Ben ouais. Moi,
je te dis y'a des trucs que les Dieux, ils savent pas faire et qu'ils
ne sauront jamais faire tant qu'ils resteront des dieux. Ils s'en
foutent du quotidien.»
« Par exemple ? »
« Le Parthénon,
tiens. Tu crois pas qu'on aurait mieux fait de réparer les quais du
Pyrée avant de construire cette horreur ? »
« Ça ! Et
l'état des routes ! Je te dis pas pour amener mes récoltes en
ville. Mais là, ce sont les gros bonnets qui décident... »
« Gros bonnets, tu
parles, des héritiers tout ça. Ça fait longtemps qu'elle est finie
la guerre de Troie. Tu sais quoi, Cléanthe ? Demain, j'en parle
à mes gars et ce serait bien que t'en parles aussi autour de toi. On
est des hommes libres après tout ! Gros bonnets ou pas, on
devrait avoir notre mot à dire, putain. »
« T'as raison, mon
Soso. Demain, on s'y met ; mais euh, pour le vote, on dirait
donc que pour les ilotes, ils auraient pas le droit ? »
« Évidemment !
Seulement les hommes libres ! »
« Et euh...les
femmes ?.. »
« Ah ben, les
femmes non plus ; ben oui... T'imagines les réunions ? »
« On est d'accord.
Pas de vote pour les esclaves et les femmes. Faut pas effrayer les
gens non plus »
« Non plus, non.
Eh, Agamemnon, tu farcis des poivrons ou quoi ? On a soif,
nous ! »
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