dimanche 13 septembre 2020

VÉLO ROUGE ET ÉPÉES EN BOIS

Notre petit chalet, car il s'agissait bien d'un chalet, vêtu de planches de bois peintes en jaune clair, était juché sur une butte donnant en son recto sur la rue Camille Desmoulins et en son verso... Jésus, Marie et son mari, en son verso ? Sur le Paradis !

Un paradis post-apocalyptique. Une branche importante de l'administration d'après-guerre s'était installée sur ce petit plateau. Dans des bureaux abrités provisoirement dans des baraques américaines ou françaises, dans des hangars, dans des ateliers s'était mitonnée la reconstruction de la ville meurtrie. Quand je débarquai dans la vie courante, la quasi-totalité des bâtiments était désaffectée. Les services essentiellement administratifs avaient migré vers un logement plus digne de leur fonction, en pur béton. Ils devaient montrer l'exemple car c'est à eux qu'incombaient la tache de redonner à Brest l'image d'une ville ressuscitée, prête à entrer de plain pied, comme tout le monde, dans les Trente Glorieuses. Mais sans stigmates, s'il vous plaît. Pour cela, il fallait en premier lieu reloger les milliers de personnes qui vivaient dans ces mêmes constructions qu'ils venaient eux-même d'abandonner puis détruire méthodiquement ces assemblages de bois et de toile bitumineuse qui s'alignaient dans les quartiers du Bergot, du Polygone-butte, du Bouguen, enfin tous ces lieux dont le nom faisaient le quotidien de mes jeunes oreilles. 

Ils étaient le terrain principal d'activité de mon père qui était chef de service dans ce qui s'appelait alors le Ministère de la Reconstruction et du Logement. Une de ses fonctions était d'organiser le transfert de population des habitats horizontaux (les baraquements) vers les habitats verticaux (les HLM), de vraies habitations munies du confort moderne. Son service avait aussi en charge la maintenance de ces quartiers et combien de fois ne les ai-je pas parcourus, fier comme un P'tit Banc de l'accompagner, le samedi matin souvent, quand il devait s'y rendre pour superviser tel ou tel problème qui s'y était déclaré. 

 


C'est dans cet agglomérat de bâtiments à l'abandon qui jouxtait le joli petit chalet que j'allais créer mon royaume de jeu. Un royaume, qui en son sein, possédait un coffre à ciel ouvert dans lequel reposait un inestimable trésor... de guerre : des montagnes de ferraille, des moteurs cassés arrachés de leurs tôles comme des vieux cœurs fourbus même plus bons pour la greffe, des carcasses de bagnoles, d'engins de chantier, des pneus de toutes tailles, des manomètres et toutes sortes de trucs et d'engins consumés par la Reconstruction. Dans ce décor rouillé, nous refaisions la guerre, mes copains et moi, avec n'importe quel bidule qui pouvait ressembler à un fusil ou une mitraillette, avec parfois aussi de vraies épées en bois.

Ces épées étaient forgées dans l'Atelier. Il était encore le seul endroit en activité qui témoignait de la fonction initiale de ces friches. Ici on réparait les boiseries des baraques, ici régnaient Hamon, le grand géant roux à l'accent rocailleux, Georgelin, les menuisiers-charpentiers, Guirriec, le maçon, un gros bonhomme aux joues rubicondes, la roulée vissée au coin des lèvres, et monsieur Gouriou. Je lui donne du monsieur parce que madame il y avait. C'était une Égyptienne, toute menue, toute fripée qui, à mon sentiment, ressemblait un peu à une sorcière. Je trouvais aussi qu'elle ne sentait pas bon quand elle m'embrassait et puis elle avait de gros poireaux poilus sur la joue. Mon père leur rendait régulièrement visite et m'emmenait volontiers. Je surmontais alors mon dégoût des sorcières par mon intéressement car je ne partais jamais de chez eux sans bonbons dans la poche. Sale gosse !

C'était une gentille sorcière madame Gouriou.

 

Roger Hamon  - Louis Gouriou

 

L'Atelier était encombré de planches, d'outils et sentait le bois coupé, la bière, le vin et le mastic. En son centre trônait la grande scie verticale qui pouvait vous découper en deux dans le sens de la longueur. Elle laissait, dans un bruit du tonnerre, échapper l'odeur des essences qu'on y sacrifiait. Malgré les mises en garde des parents qui ne voulaient pas m'y voir trop traîner autour, j'y montrais de temps à autre ma petite bouille frisottante et rondelette. J'étais bien vu par les ouvriers et ils refusaient rarement de me confectionner, en me jetant un clin d’œil complice, la précieuse épée en bois, sciée dans la masse d'une planche qui traînait par là. Oui, voyez-vous, ce n'était pas une vulgaire épée cloutée en croix mais une Durendale habilement découpée sur l'impressionnante grande machine. Il arriva même que j'intercède en faveur de mes copains pour que nous soyons équipés de la même façon. Oh, on ne demandait pas - on était bien élevés - mais en voyant nos mines de rôdeurs comploteurs, les maîtres des lieux comprenaient rapidement le motif de notre présence. Et nous repartions, joyeux, jouer à d'Artagnan sur les bulldozers décatis, nos vaccins anti-tétaniques à jour, car les vieux aciers tranchaient et les clous perçaient nos semelles de mousquetaires.

Dans cet univers à la débine, c'est peu dire qu'il y avait de quoi se livrer à de sérieuses parties de cache-cache. Nous évitions néanmoins d'approcher de trop près l'antre des clochards. C'est ainsi que nous le voyions à l'époque : un endroit sombre qui sentait l'urine d'où rentraient et sortaient des créatures titubantes, parfois vociférantes, entre eux ou à notre encontre. Il faut dire que nous pouvions passer du temps à guetter leurs allées et venues, ils nous arrivaient même de jeter des pierres sur la porte du lieu pour faire sortir la bête. Il va sans dire que nous déguerpissions comme des dératés si la porte s'ouvrait.

Dans une autre partie de ce terrain de jeu qui ferait démissionner n'importe quel actuel responsable technique chargé des normes, se trouvaient les hauts hangars de la caserne des pompiers. Les ambulances, le camion avec la grande échelle, les sirènes et tout et tout, c'était à deux pas d'oreilles de notre maison. Rouges les carrosseries, rouges nos tympans. Ça, on ne pouvait pas ignorer un début d'incendie sur la rive gauche de Brest, nous étions aux premières loges de jour comme de nuit. C'est sans doute pour cette raison que, pour ma part, je n'ai jamais rêvé de devenir pompier : c'est bruyant, le pompier.

Rouge aussi était le vélo de Catherine Coz. Il n'y avait pas de vélo à ma taille à la maison et je n'avais qu'une hâte, celle de filer le train à mes copains, d'un ou deux ans plus âgés que moi, qui déboulaient sur le bitume défoncé de notre circuit de course : départ face à chez moi, cent cinquante mètres de ligne droite, tourne à droite face au mur de l'hôpital, tourne à droite, longe les pompiers, tourne à droite aux clodos et arrivée. Catherine avait un an de moins que moi et c'est sur son engin aux pneus blancs que je connus la griserie du pédalage sans petites roues à l'arrière, nez froncé sur le guidon, tremblant à l'amorce des virages, dernier, toujours, de ces critériums, mais qu'importe !

 

AN DEIZ MA VARVAS VA ZAD



— Se zo ar pezh n'am-eus ket klevet

— Klevet petra ?

— Ar wig-a-wag.

— Eus petra emaout o kaozeal ?

— Deiz marv va zad.

— Hañ...

— Padal n'oa ket mank ar marv d'ober trouz e-pad ar bloavezhioù tremenet. Ur safar zoken. Ur mell safar... Klañv tre e oa ma zad aboe pell dija. Hag alies en-doa sentet ar c'hwez yen diwar e choug.

— Ur barrad avel ha ne lak ket mann ebet da fiñval.

— Just, ya. Un hurusin. Met dre forzh hurusiñ, ne chomez ket ken war evezh. En em lavarout a rez dit : n'eo ket evit ar wech-mañ. Met an taol-mañ... Ar mintin-mañ, kavet am-boe anezhañ azezet e foñs ar gador-vrec'h, pleget kentoc'h war e-unan, e vrec'h ouzh e vruched. Poan o-doa da dennañ e alan. Ça va papa ? Non, j'ai pas bien dormi. Hañ... Ken alies em-boa welet anezhañ ken gwan, ken skuizh... ha bep wech mont en-dro eus ar c'hlinik, oh ! Nonpas hardi ha yac'h met... bev. Met an taol-mañ...

— Un infarktus e oa.

— Ya. AR pezh mell infarktus. Infarktus ar c'hantved... Paotr an añbulañs zo arruet. Hag o-daou da ziskenn ar skalieroù, va zad e vrec'h harpet ouzh skoaz ar paotr. Ha me war ar bondalez. J'ai du dire un truc, comme « à tout à l'heure ». Chom a reas va zad war sav ha savas e benn, sellout a reas ouzhon-me, ur pennadig ha heñjal a reas e benn hep lavar rik ha mont... Un eurvezh goude, galvet e voe bet va mamm gant ar medisin : « Madame, il serait préférable que vous veniez ». Sellet am-eus diouzhtu ar skamp en e sell. Ha me da c'hortoz. Petra ober ? Lakaet am-eus ur bladenn. Didrouz ar c'hortoz oa re spontus evidon, kompren a rez ? Robert Charlebois a zibabis. Ha soñjal a rain atav eus ar ganaouenn pa en-deus sonet ar pellgomz, « Marie-Noelle »...

Quand décembre revient
Quand la neige, neige
Ton visage me revient
En rafales de rires d'étoiles

C'est nous deux à l'envers
Quand mes rêves rêvent
À ces noëls rouges et verts
Nos huit ans, nos amours d'hiver

Dring. « C'est maman... il est parti ».


 

MARY'S EYES



Ses yeux ont porté des valises

Ses yeux ont traversé les mers

Sur une caravelle

d'un Conquistador fou

Ils sont son héritage

Indienne, Amazonienne

un iris en bois dur

Lové dans un océan blanc

Et j'y ai fait naufrage.

 

SAPHIR


Il n'était pas brillant

Ce Saphir là

Il ne fut que désir, draps froissés

Bras, lèvres et ventres en feu

Il n'était pas brillant

Il ne le fallait pas

Un néon deux étoiles

Pour un septième ciel.


Aucune pierre précieuse ne fut alors sertie

Tu n'es pas repartie avec la bague au doigt

Car tu l'avais déjà.


 

ELLE EST ENTRÉE

La porte était fermée

Alors elle est entrée

Serrure déshonorée, verrou émancipé

Elle n’a laissé aucune chance

A celui qui, depuis tant

Et tant de vies,

La fuyait en effaçant les traces

De joie, de bonheur et de repos gagné.

Il avait essuyé jusqu’à ses pleurs de rire

Le rire la fracasse

Elle ne supporte pas

Elle ne supporte pas qu’on l’oublie une fois


Elle l’a trouve caché, usé, plié en quatre

Au fond d‘un canapé, collé à son calva

Et lui a dit : « C’est bien, ne bouge pas, tu es là et je vois bien

que tu ne m’oublies pas. La prochaine fois, une autre fois, ne ferme pas la porte »

 

JE PASSE

Je passe

un sale moment

Je passe

une mauvaise passe

Je passe

un sale quart d'heure


Alors


Je passe

 

TRAV



Il s'est fait un regard de biche

- rajoute un t

enlève un e

lui crie le chœur des cerfs en rut -

Emperruquée de polyamide

les mèches rêches et sans reflets

boudinée des seins aux mollets

de clichés enfanfreluchés

Il prend la pose et se trouve belle, ou beau, ne sais.


Il s'appelle Clara, Alexia, Lola, Daniela,

Joana, Tina, Laëtitia, Sonia, Élisa, Marina,

Érika, Vanessa, Elvira, Sandra, Natalia,

Jacqueline, Kate ou Martine.


Des noms sortis d'on ne sait où, d'anciennes amantes ou de tantes aimantes, d'idoles mortes ou d'héroïnes d'encre.

 

GUÉGUETTE

Ne peut que supposer

Ton joli grain de peau

Les pixels sont menteurs

Je suis tactile, hélas

Et je préférerais

Découvrir en 3d

Son goût et sa chaleur


Tout comme moi tu as

Des plaisirs simples et sains

La viande et le vélo

Les livres et la dorade

Nous avouons tous deux

des goûts irresponsables

Moi fondue bourguignonne

Et toi, le madison

 

Mais pourquoi, pourquoi donc ce Pseudo ?

Guéguette.


 

NE FERAI PLUS



Toucher la pulpe de tes lèvres

par les miennes ne ferai plus


Croiser l'iris de et la pupille

et tout ce qu'elles révèlent

ne ferai plus


Happer le sein tremblant

ne ferai plus


Effacer les cheveux

pour découvrir la nuque

ne ferai plus


Étreindre tout un continent

ne ferai plus


 

MON ENFANT

Mon enfant a besoin

de me foutre la paix

comme de laisser son père mourir un jour et ne plus l'attendre

au carrefour de l'été, de calmer sa fierté de le voir débarquer

d'une 403 bâchée au parfum de résines, de mastic et de vin trois étoiles


Mon enfant a besoin de me faire oublier l'impétuosité du flot bleuté

d'un confluent qu'il effleurait du bout des doigts avant de remonter

s'endormir bercé des ronflements d'un parrain malheureux que dans l'urgence le clan n'avait pu affranchir.

Mon enfant a besoin d'expliquer son silence par des mots qui ne lui disent rien,

mais qui sont là, présents, des graines longues à germer

 

PORTSALL GT

 

 


Eau glacée

Frissons de sable

Crissement de draps

Portsall Grand Tourisme

 


DEAL

 

 

Photo : Élisa Barek

Au jour

je laisse les bleus, le gris, la pierre qui vit

J'entrouvre

les yeux la nuit

s'assemble enfin

elle dégouffre

elle dévale

elle entame

elle affame

elle distille son encre

et délivre ses doses

ce soir j'ai fait le deal.

 

MOUCHES

 






Elle vrombissent au fond de moi

en myriades d'ailes

Elles errent dans ma tête

Elles cherchent la sortie

Elles sont folles, elles volent

En escadrilles aveugles

Et le vent qu'elles remuent

M'en a glacé l'esprit


Tes mouches noires


Je les ai bien reçues

Je suis une terre d'asile

C'est depuis toujours

Inscrit dans ma constitution

Et c'est ma république

Venez venez les mouches

Laissez ma bien aimée

J'ai le corps assez large

Et j'ai de quoi manger



FERMETURE

 

 

Sur les quais éclairés

Par les dernières lumières

Les ados sédimentent

Vertes de pepper-menthe

 

Photo : Gilles de Nemo

C'est une soirée qui brûle

Les langues trébuchent

Les âmes tanguent

Et les mouettes haranguent

Les ultimes pêcheurs

De godailles noctambules


Les regards s'auréolent

D'irisations brillantes

Les corps sont volubiles

Les pensées s'éparpillent

Ricochent sur le pavé

Se rattrapent au filet


C'est l'heure de remonter les bretelles au sommeil.

Lâche-nous ! Nous avons encore de la joie à tarir.