Notre petit chalet, car il s'agissait bien d'un chalet, vêtu de planches de bois peintes en jaune clair, était juché sur une butte donnant en son recto sur la rue Camille Desmoulins et en son verso... Jésus, Marie et son mari, en son verso ? Sur le Paradis !
Un paradis post-apocalyptique. Une branche importante de l'administration d'après-guerre s'était installée sur ce petit plateau. Dans des bureaux abrités provisoirement dans des baraques américaines ou françaises, dans des hangars, dans des ateliers s'était mitonnée la reconstruction de la ville meurtrie. Quand je débarquai dans la vie courante, la quasi-totalité des bâtiments était désaffectée. Les services essentiellement administratifs avaient migré vers un logement plus digne de leur fonction, en pur béton. Ils devaient montrer l'exemple car c'est à eux qu'incombaient la tache de redonner à Brest l'image d'une ville ressuscitée, prête à entrer de plain pied, comme tout le monde, dans les Trente Glorieuses. Mais sans stigmates, s'il vous plaît. Pour cela, il fallait en premier lieu reloger les milliers de personnes qui vivaient dans ces mêmes constructions qu'ils venaient eux-même d'abandonner puis détruire méthodiquement ces assemblages de bois et de toile bitumineuse qui s'alignaient dans les quartiers du Bergot, du Polygone-butte, du Bouguen, enfin tous ces lieux dont le nom faisaient le quotidien de mes jeunes oreilles.
Ils étaient le terrain principal d'activité de mon père qui était chef de service dans ce qui s'appelait alors le Ministère de la Reconstruction et du Logement. Une de ses fonctions était d'organiser le transfert de population des habitats horizontaux (les baraquements) vers les habitats verticaux (les HLM), de vraies habitations munies du confort moderne. Son service avait aussi en charge la maintenance de ces quartiers et combien de fois ne les ai-je pas parcourus, fier comme un P'tit Banc de l'accompagner, le samedi matin souvent, quand il devait s'y rendre pour superviser tel ou tel problème qui s'y était déclaré.
C'est dans cet agglomérat de bâtiments à l'abandon qui jouxtait le joli petit chalet que j'allais créer mon royaume de jeu. Un royaume, qui en son sein, possédait un coffre à ciel ouvert dans lequel reposait un inestimable trésor... de guerre : des montagnes de ferraille, des moteurs cassés arrachés de leurs tôles comme des vieux cœurs fourbus même plus bons pour la greffe, des carcasses de bagnoles, d'engins de chantier, des pneus de toutes tailles, des manomètres et toutes sortes de trucs et d'engins consumés par la Reconstruction. Dans ce décor rouillé, nous refaisions la guerre, mes copains et moi, avec n'importe quel bidule qui pouvait ressembler à un fusil ou une mitraillette, avec parfois aussi de vraies épées en bois.
Ces épées étaient forgées dans l'Atelier. Il était encore le seul endroit en activité qui témoignait de la fonction initiale de ces friches. Ici on réparait les boiseries des baraques, ici régnaient Hamon, le grand géant roux à l'accent rocailleux, Georgelin, les menuisiers-charpentiers, Guirriec, le maçon, un gros bonhomme aux joues rubicondes, la roulée vissée au coin des lèvres, et monsieur Gouriou. Je lui donne du monsieur parce que madame il y avait. C'était une Égyptienne, toute menue, toute fripée qui, à mon sentiment, ressemblait un peu à une sorcière. Je trouvais aussi qu'elle ne sentait pas bon quand elle m'embrassait et puis elle avait de gros poireaux poilus sur la joue. Mon père leur rendait régulièrement visite et m'emmenait volontiers. Je surmontais alors mon dégoût des sorcières par mon intéressement car je ne partais jamais de chez eux sans bonbons dans la poche. Sale gosse !
C'était une gentille sorcière madame Gouriou.
Roger Hamon - Louis Gouriou |
L'Atelier était encombré de planches, d'outils et sentait le bois coupé, la bière, le vin et le mastic. En son centre trônait la grande scie verticale qui pouvait vous découper en deux dans le sens de la longueur. Elle laissait, dans un bruit du tonnerre, échapper l'odeur des essences qu'on y sacrifiait. Malgré les mises en garde des parents qui ne voulaient pas m'y voir trop traîner autour, j'y montrais de temps à autre ma petite bouille frisottante et rondelette. J'étais bien vu par les ouvriers et ils refusaient rarement de me confectionner, en me jetant un clin d’œil complice, la précieuse épée en bois, sciée dans la masse d'une planche qui traînait par là. Oui, voyez-vous, ce n'était pas une vulgaire épée cloutée en croix mais une Durendale habilement découpée sur l'impressionnante grande machine. Il arriva même que j'intercède en faveur de mes copains pour que nous soyons équipés de la même façon. Oh, on ne demandait pas - on était bien élevés - mais en voyant nos mines de rôdeurs comploteurs, les maîtres des lieux comprenaient rapidement le motif de notre présence. Et nous repartions, joyeux, jouer à d'Artagnan sur les bulldozers décatis, nos vaccins anti-tétaniques à jour, car les vieux aciers tranchaient et les clous perçaient nos semelles de mousquetaires.
Dans cet univers à la débine, c'est peu dire qu'il y avait de quoi se livrer à de sérieuses parties de cache-cache. Nous évitions néanmoins d'approcher de trop près l'antre des clochards. C'est ainsi que nous le voyions à l'époque : un endroit sombre qui sentait l'urine d'où rentraient et sortaient des créatures titubantes, parfois vociférantes, entre eux ou à notre encontre. Il faut dire que nous pouvions passer du temps à guetter leurs allées et venues, ils nous arrivaient même de jeter des pierres sur la porte du lieu pour faire sortir la bête. Il va sans dire que nous déguerpissions comme des dératés si la porte s'ouvrait.
Dans une autre partie de ce terrain de jeu qui ferait démissionner n'importe quel actuel responsable technique chargé des normes, se trouvaient les hauts hangars de la caserne des pompiers. Les ambulances, le camion avec la grande échelle, les sirènes et tout et tout, c'était à deux pas d'oreilles de notre maison. Rouges les carrosseries, rouges nos tympans. Ça, on ne pouvait pas ignorer un début d'incendie sur la rive gauche de Brest, nous étions aux premières loges de jour comme de nuit. C'est sans doute pour cette raison que, pour ma part, je n'ai jamais rêvé de devenir pompier : c'est bruyant, le pompier.
Rouge aussi était le vélo de Catherine Coz. Il n'y avait pas de vélo à ma taille à la maison et je n'avais qu'une hâte, celle de filer le train à mes copains, d'un ou deux ans plus âgés que moi, qui déboulaient sur le bitume défoncé de notre circuit de course : départ face à chez moi, cent cinquante mètres de ligne droite, tourne à droite face au mur de l'hôpital, tourne à droite, longe les pompiers, tourne à droite aux clodos et arrivée. Catherine avait un an de moins que moi et c'est sur son engin aux pneus blancs que je connus la griserie du pédalage sans petites roues à l'arrière, nez froncé sur le guidon, tremblant à l'amorce des virages, dernier, toujours, de ces critériums, mais qu'importe !
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