dimanche 2 octobre 2022

JE MONTE POLYEUCTE ( et je marche pour la culture )

 

 



-… Et toi, tu fais quoi ? Tu prépares un truc ? Je me souviens de ton spectacle sur les Norvégiens...

« Ah, ça y est » se dit-il in petto. Il savait bien qu'à se rendre à cette manif, il devrait inévitablement affronter ce genre de question.

  • Des Danois.

  • Hein ?

  • Des Danois, pas des Norvégiens, c'était un texte de Jorn Riels.

  • Oui, voilà. Le décor, la vache, la banquise... C'était super. La mise en scène, tout ! Et puis sacrés numéros d'acteurs. Vous étiez trois, non ?

  • C'est ça et deux technos.

Michel, le beau gosse, maintenant parti sur Lyon, auto-entrepreneur dans l'expression orale et gestuelle ; Fred, le petit teigneux, était le coude appuyé au bar au début de la manif, doit l'être encore et le sera tout autant à la dislocation ; Gé, régisseur municipal d'une salle de 2000 places dans un bled de 800 habitants, grosse grosse planque ; et John, mort ou quasi. Et lui, qui recherche désespérément une tête connue, de celles avec qui il était en tête de manif, il y a déjà...

  • Six ans, non ? Un truc comme ça ?

  • Hein ?

  • Ta pièce de Danois, six ans ou un truc comme ça ?

  • Douze.

  • 'tain, déjà ! J'étais pas encore intermittent à cette époque. J'étais juste stagiaire-lumière à « La Scène qui Tourne ». C'est là que j't'ai vu. Vous avez dû la tourner comme des malades...

  • Douze.

  • Ah merde ! C'était bien pourtant. C'est dingue... Ben moi, tu vois,...

« Je lui demande rien, moi. »

  • … je suis devenu régisseur-son à « La Scène qui Tourne ». Là, on est sur une créa de fous, un truc sur la place des jeunes dans le quartier...

C'est bien la lutte. Pour n'importe quoi, au moins une fois dans sa vie.

  • ... ont fait une immersion, après ils les filment dans...

Écrire un tract, c'est du boulot, écrire un tract. Expliquer, pas tout, parce que jamais on peut. On se fait, sinon des amis pour la vie, au moins on se reconnaît encore des années plus tard, un sourire dans le regard, un rien. On a lutté ensemble. On s'est engueulé, on a pinaillé, on a ri.

  • … sont vingt sur scène et la tournée est prévue pendant l'été...

Et puis aussi, il y avait... les yeux pétillants de Rozenn. Aux AG et aux après-AG. Elle a fait son trou, Roro. On appelle ça une nature dans le métier, un univers bien à elle. Je la suis sur le net, envoie des sms avant chacune de ses premières, elle répond toujours, même avec du retard.

  • Après on repart sur une autre créa mais cette fois-ci avec deux pros... Des pointures ! Des Suisses. Et toi alors ? Ta créa ?

  • Ma créa ?...

Un oiseau noir coassa dans le ciel bas.

  • Polyeucte. Je monte Polyeucte.

  • Po...

  • Corneille. J'ai le concept. Je le ferai seul. Plus facile à tourner, tu piges ? Avec des pots de yaourt, chaque personnage est représenté par un pot de yaourt. C'est ma belle-fille qui fait les costumes. Un truc genre bonneteau, tu vois. Hop, un personnage apparaît, un autre arrive, hop ! Pour grande salle avec écran puisque je filme au ras du plateau en HD et peut-être une seconde caméra selon la prod mais ça, tu sais ce que c’est...

  • Vache ! Sacré truc ! T'en a parlé avec « Le Scène qui Tourne » ?

  • J'ai croisé l'autre jour quelqu'un, je sais qu'elle y bosse mais pas eu le temps de la chopper.

  • C'était qui ?

  • Euh, elle avait des cheveux...

  • Isabelle ?

  • Sans doute.

  • Tu sais qu'avec ton machin avec les yaourts, tu peux être sur la ligne recyclage de matières premières, y'a des compagnies qui ont...

  • Je pourrais oui.

  • Bon ben, je te laisse. C'est à mon tour de porter le cercueil.

  • Ok. A plus.

Un cercueil ! Bordel, ils pourraient avoir d'autres idées que cette resucée d'un autre âge !... En même temps, dans l'urgence, on retombe souvent dans des réflexes similaires. Pas une lutte sans portée de cercueil à un moment ou à un autre.

Polyeucte en yaourt, il était content de sa sortie. Il allait lui expliquer quoi, au gamin ? Que son énergie créatrice s'était envolée avec sa femme quand elle a décidé de rejoindre Michel à Lyon ? À quoi, ça tient la précarité de l'artiste des fois. Des trucs qui s'enchaînent mal... un peu comme tout à chacun. Pas qu'un peu.

Mais quoi ? Renoncer au moment du miracle, de l' « Eurêka » d'une répétition, à la dernière respiration profonde avant d'entrer en scène, à la densité d'un silence avant le première note, le premier pas, et là-haut, dans l'ombre, les doigts moites sur les curseurs et... tous ces trucs ?

C'est avec eux qu'il est, là et maintenant, il a mal aux pieds et il les aime.


 

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