LA LETTRE
« Madame, j'ai l'honneur de porter à votre connaissance que je
possède concernant Monsieur votre fils, le caporal Ferdinand LE
GARFF, du 402e Régiment d'Infanterie, 3e Compagnie, les
renseignements suivants :
Ne
répond plus à l'appel de son corps, depuis le 29 septembre 1915 –
Signalé disparu au combat de la cote 135, Sud de Sainte Marie à Py
»
Les a-t-elle vu arriver de sa fenêtre, Eulalie, quand un envoyé de
la mairie accompagné d'un militaire sont venus frapper à sa porte
un jour de décembre 1915 ? Ils ont mis plus de deux mois à
l'envoyer, la Lettre. Plus de deux mois. Elle devait savoir, elle
devait s'en douter, le sentir au fond d'elle-même. Toute la famille
devait s'endormir le ventre noué par tout ce temps sans nouvelles
fraîches, les dernières dataient de juillet. On se les imagine sans
peine guettant la moindre informations du front, même passée au
crible de la censure militaire. Chaque retour de blessé donnait lieu
à des interrogatoires pénibles d'où sourdait l'angoisse commune.
Jamais l'expression bretonne « anken ar joa », l'angoisse
de la joie, n'avait pris autant de valeur. C'est bien nous ça
d'inventer un concept pareil !
Ferdinand allait fêter ses dix-huit ans en février 1916. En cas de
guerre continentale (sic), le gouvernement se donna le droit
d'appeler ces jeunes garçons de 17 ans révolus. Et continentale,
elle le fut. Sous le matricule 1618, Ferdinand incorpora un régiment
composé de Bretons, de Picards, de Nordistes et de Parisiens. Mais
ce qui le caractérisait vraiment était sa composition « humaine » :
un tiers de jeunes recrues, un tiers d'anciens auxiliaires et de
réformés et un dernier tiers de blessés de guerre. Un régiment
d'élite comme on peut le constater.
Ferdinand a échappé aux tranchées. Ces dernières lueurs
d'enfance, il les a laissées dans la grande offensive en Champagne :
28000 tués, 100000 blessés, 55000 prisonniers ou disparus et tout
ça en 15 jours. Du coup, dans un grand élan humaniste, l'état-major
dont le glorieux Pétain, devant tant de gaspillage d'hommes... et de
munitions, suggéra le recours à la pelle. Ils ont avancé de 4
kilomètres. 4 kilomètres, Ferdinand. Loin, les vents iodés du port
de Brest, l'odeur entêtante du mimosa provençal qui a accueilli ta
naissance.
On peut trouver sur le site du ministère des armées les « journaux
de marche » des régiments. Ce 29 septembre, ces pauvres
bougres - épuisés de marches et de contremarches - se font tailler
d'abord en pièce par leur propre artillerie puis défoncer par les
Allemands.
Un épisode qui n'a rien de très original me direz-vous dans le
cadre de cette grande boucherie. Ils étaient le minerai, les
généraux, les négociants en viande.
Qu'a-t-elle pensé, Eulalie, quand elle a lu, lu et relu, cette drôle
de formule tout droit issue d'une sémantique toute militaire :
« Ne répond plus à l'appel de son corps » ? Parce que
son corps, à Ferdinand, on ne l'a jamais retrouvé. Yvonne, sa
grande sœur, a insisté auprès des autorités mais en vain. Une
lettre datée du 8 mars 1923, scellait sa disparition, sa
non-identification. Le film de Tavernier, « Capitaine Conan »,
retrace cet épilogue cruellement et universellement partagé.
Je ne sais pas comment ils l'ont fêté la Victoire, ni même s'ils
l'ont fêtée. Ils ont rangé la Lettre. On peut y voir en filigrane
les mots « P.H.D. extra strong ». Strong, le papier l'est
pour avoir tenu autant de temps mais l'encre violette de la machine à
écrire du Bureau de renseignements aux familles commence
sérieusement à s'estomper. C'est comme tout. Accompagnant la
Lettre, une carte postale : un élégant chasseur alpin
harnaché de son matériel de guerre fait un baise-main à une
charmante jeune femme en costume local. Leur regard ne trompe pas.
Ils sont fiers et confiants, amoureux sans doute. Au verso ces
simples mots : « Reçois de ton frère qui t'aime ses
meilleurs baisers » et elle est adressée à Mademoiselle
Denise Le Garff. Denise, c'était ma mémé.
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